mercredi 26 décembre 2012

Tabou







TABOU
Ou les perspectives formantes du temps...*
dans le film de Miguel Gomes



Lire un livre, écouter de la musique, contempler un tableau, autant de portes ouvertes sur la découverte de mondes jusqu'alors inconnus de nous. Le film "TABOU", de Miguel Gomes, fait partie de ces oeuvres rares dont l'intemporelle puissance poétique rejoint le mystère des tragédies antiques, et qui poursuivent leur cheminement créateur dans le regard du spectateur , bien après qu'il ait quitté la salle de projection. On ne sort pas du film après avoir quitté la salle...

Bien que localisées et datées avec une précision géographique et historique presque documentaire, "Paradis Perdu" dans le Portugal contemporain (années 2010), et "Paradis" dans l'Afrique coloniale des années 60, les deux parties de ce film sont en quelque sorte introduites en même temps que distanciées par une entrée en matière hors du temps et de l'espace, une sorte de conte légendaire ou mythique, petit film dans le film, mise en abîme d'un vécu transformé par l'imaginaire ou l'inconscient collectif.

Histoire d'amour et de mort, passion interdite au destin tragique, filtrée par différents prismes, au travers du temps qui passe et infléchit la perception du vécu. D'où la structure de ce film, à la fois simple et complexe, non seulement dans son déroulement non chronologique, mais aussi l'agencement des différentes strates, juxtaposées, parfois superposées et imbriquées les unes dans les autres, mêlant conscient et inconscient, subjectivité et objectivité, légèreté et gravité, dérision et fatalité, interdits et transgression, vérité et mensonge, contrainte et liberté, réalité et fiction, et probablement bien d'autres choses encore..., dans leur subtile interpénétration et interaction.

Totem et Tabou... énigmatique prégnance de deux éléments symboliquement opposés, d'une part le mystérieux Mont Tabou au pied duquel l'histoire se passe, d'autre part l'omniprésence totémique d'un animal, le crocodile, qui pourrait être à l'origine de tout, vecteur du noir destin que les deux héros semblent subir plus que d'en être les acteurs . Allusion, peut-être, à la psychanalyse, méthode d'investigation des processus psychiques profonds, en vogue à l'époque dans le monde occidental... Mais aussi reconnaissance des forces magiques primitives aux frontières de l'inconnaissable, aux mains des sorciers et chamans dans le continent africain. Sans oublier les pouvoirs d'interdiction liés à la morale et à la religion (ici le catholicisme). Du début à la fin, le crocodile habite  le film de son ambivalence, de son ambiguïté, intermédiaire entre terre et eau, (mais que l'on peut voir aussi même dans les nuages...), puissance chthonienne et initiatrice, aussi sombre que lumineuse, éros et thanatos mêlés. Pas étonnant qu'il soit la seule image de l'inquiétante affiche du film, avec sa tête émergeant des eaux grises et se reflétant en elles, et ses étranges yeux de tigre à la fente verticale laissant entrevoir d'insondables abysses.

La femme, Aurora, superbe diane chasseresse de grandes proies, figure fascinante de grâce et de puissance, à l'altière et féline démarche, après avoir reçu de son mari l'insolite cadeau d'un bébé crocodile, se laisse emporter par l'irrépressible désir pour un autre homme, presque à son insu, vers un destin plus fort que sa propre volonté. A partir de là tout va s'enchaîner, inéluctablement, jusqu'au crime, jusqu'à la mort symbolique, puis réelle, d'Aurora.

Cette histoire, au coeur du film, est déclinée chaque fois de façon différente selon les inflexions du temps, et filmée chaque fois de façon différente par Miguel Gomes. La dernière partie, toujours en noir et blanc, mais sans paroles, sinon la voix off du vieil homme, narrateur-héros (voix du cinéaste...), racontant ce passé et lisant les lettres échangées, sur le défilement des images, s'imprime profondément dans la sensibilité et la mémoire pelliculaires du spectateur. Peut-être plus grâce aux sons qu'aux seules images. Car si les paroles de cette vie passée sont absentes de l'ultime partie du film, les sons et bruits en sont toujours là, redoutablement présents, et imprègnent la bande-son d'une sensualité exarcerbée débordant sur les images elles-mêmes et leur donnant une intensité particulière. Sans oublier les musiques liées aux époques et aux régions du monde, musique traditionnelle africaine, musique pop des années 60 en Europe, après quelques notes augurales, intemporelles, d'un mélancolique morceau de piano. Indissociables, les perceptions visuelles et auditives se conjuguent intimement pour recréer une autre réalité. Où les références à l'histoire du cinéma sont nombreuses et si bien intégrées qu'elles ne sont pas toujours  immédiatement décelables, que ce soit, entre autres, le cinéma muet, Murnau, le cinéma américain, mais aussi l'évocation directe ou non  de certains films, comme Out of Africa ou India Song. 

Indépendamment de cela, et réalisé avec des moyens techniques très simples, Tabou est un film lui-même hors du temps, dont la puissance évocatrice, épique et poétique, est celle des grandes oeuvres créatrices.
                                                                                                                          Alice Baxter




* D'après une expression de Marcel Proust.

lundi 16 juillet 2012

texte d'Alice sur l'exposition de Frédéric Benrath à Clamecy 2012







                           


"Le peintre n'est-il pas celui qui ouvre les déserts"
                                                                                             Frédéric Benrath*


Si la route de vos vacances estivales, ou vos pérégrinations automnales, vous mènent vers la Bourgogne, prenez le temps de vous arrêter au Musée d'Art et d'Histoire de Clamecy dans la Nièvre, où se tient, jusqu'au 15 novembre, l'exposition des peintures de Frédéric Benrath, de 1979 à 2006, intitulée "Dénouements".

Là, le musée ouvre ses portes vers un autre voyage, une déambulation panoramique dans la seconde moitié de l'oeuvre de ce peintre, après l'abandon progressif des entrelacs baroques du début, jusqu'à l'ascétique dépouillement de la fin. "Ce noeud, d'où moi-même lové autour du membre je suis le prisonnier et le geôlier", ce noeud, lentement, au fil des années, le peintre s'en est lui-même libéré. Il l'a d'abord défait, puis délié jusqu'à l'épure linéaire d'un horizon fictif, qui lui-même a fini par disparaître. Il a déshabillé son oeuvre jusqu'à l'ultime, dans une "déflagration du sens, sinon des sens", et pour que la jouissance trouve enfin son "reposoir", son "lit céleste"...

"La peinture seule ayant pris congé des fantasmes ne peut-elle pas représenter ce qui n'a pas encore de nom", s'interrogeait Frédéric Benrath devant ces étendues peintes qui ne sont ni de sable ni d'eau, ni d'aucun élément reconnaissable, rumeurs d'espace comme marées montantes, d'une substance insaisissable mais dense, qui serait comme le flux moléculaire de l'univers, mais sans repères, sans rappel d'une quelconque géographie. Faute d'expression juste, certains qualifient cette oeuvre de paysagisme abstrait. Nomenclature par défaut pour une peinture à la forme faillie.

Si référence à la nature il y a, elle ne peut exister que par lointaine et très incertaine analogie. Seule présence, non visible, non figurée, mais latente, lancinante telle une mélopée, le corps comme nébuleuse, dissous dans le grand corps du monde, impossible à circonscrire, le corps poussières d'étoiles, ou gisant d'eau. Le corps sublimé dans la seule matière-ombre-lumière, pourtant d'une prégnante et paradoxale sensualité. "Toujours pour tenter l'impossible anamorphose du corps, celui  du peintre et son rapport au corps pictural". "Ce n'est pas pour rien si un tableau pour vivre debout doit se faire comme sur un corps couché".

Au regard de ce nomadisme vibratoire, de ce chemin sans repentir vers une sorte de nudité transcendée, dans une de ses dernières lettres, datée du 22 janvier 2007, quelques jours avant son accident, Frédéric Benrath écrivait qu'à l'intérieur même de son oeuvre il y avait "un au-delà de la peinture et, sans doute, (...) un pas vers la métaphysique"...

Après les deux expositions consacrées l'an dernier à cet artiste, aux Monastères de Port-Royal (78) et de Brou (Bourg en Bresse 01), cette année le Musée de Clamecy met en valeur de façon tout aussi remarquable ce parcours pictural atypique qui mène le regard de celui qui veut bien y entrer, loin, très loin, vers des espaces encore inexplorés.

De plus, sous l'égide de Madame Josette Sivignon, conservatrice enthousiaste et généreuse, le Musée de Clamecy propose en permanence plusieurs expositions didactiques liées à l'histoire de cette région, ainsi sur l'enfant du pays, l'écrivain Romain Rolland, sur l'affichiste Charles Loupot, ou encore l'étonnante aventure du flottage du bois du Morvan vers Paris.

Ainsi, ce très joli bourg du centre de la France offre au visiteur curieux de passionnantes découvertes, comme autant d'invitations vers d'autres ailleurs.


                                                                                                                                Alice Baxter
                                                                                                                              le 26 juin 2012



* Toutes les citations de ce texte sont de Frédéric Benrath, extraites de sa correspondance avec Alice Baxter (ici entre 1972 et 2007).