Christian Hadengue

                            




                                                    UNE AVENTURE DE PLIS...


                                        L'ANGLE, LA TACHE ET L'ARABESQUE





                                                     "Les plis dans l'âme ressemblent  aux replis de la matière".
                                                                              Gilles Deleuze. Le Pli.

                                            
                                                                              "Je me prête aux ocelles
                                                                      Aux infimes déchirures, aux volutes
                                                        Je me plie aux mille plis qui  me plient, me déplient"
                                                                 Henri Michaux. Paix dans les Brisements.



   Mallarmé et Boulez pourraient aussi être convoqués, après Deleuze et Michaux, pour approcher, à travers poésie et musique, cette oeuvre singulière. "La Vie dans les Plis"... "les vingt-deux plis de la vie humaine"... "Pli selon Pli"... Pli contre pli, pli après pli, envers et contre pli... et tant d'autres variations possibles.

       L'oeuvre de Christian Hadengue, tout au moins une partie de son oeuvre, est faite de grands livres plats et légers, que l'on peut facilement emporter avec soi, composés, à l'intérieur d'une couverture cartonnée imprimée de textes bouddhiques anciens en langue Lao,  d'une longue bande de papier pliable et dépliable à loisir, à géométrie variable, chaque fois différente, selon les injonctions du hasard ou de nécessité personnelle. Oeuvres extensibles et rétractables, ou rétractiles, pour lesquelles il faudrait inventer un mot nouveau. Tableaux-livres, en accordéon, livres libres, sans texte, sans images au sens traditionnel du terme. Livres de méditation, comme il existait jadis, dans la culture chinoise du 18ème siècle, des "pierres de rêve", pierres de connaissance, pierres-paysages sous formes de fines coupes de marbre extraites de la terre profonde, que de grands lettrés et célèbres calligraphes de l'époque ont transformées en oeuvres d'art en y apposant leur sceau.
                                                                                                                                                                                                                                                  Le paradoxe est qu'il s'agit de livres sans langage écrit, faits pour être , non pas lus, mais vus, regardés, contemplés. Si calligraphie il y a, elle n'est pas portée par les mots, mais seulement par des traces, lignes et taches, obtenues au départ, grâce à la technique du monotype, sous forme d'empreintes uniques sur feuilles volantes, qui sont ensuite marouflées sur le papier du livre, avant d'être retravaillées, estompées ou rehaussées aux pastels, au graphite, à la mine de plomb ou à l'encre... En amont de l'oeuvre finale,   existe donc une série d'opérations complexes, que l'on pourrait déjà considérer, au niveau du temps, comme autant de strates, autant de plis préparatoires symboliques.

       D'autre part, l'action même de coller un papier fin, souple et délicat (papier de soie, de riz ou non tissé), sur un papier fort et rigide (papier d'écorce de mûrier constituant le support du livre vierge de toute impression), peut provoquer froissements et plissures aléatoires, imprévisibles, assimilables aux faux-plis du repassage, et pourtant destinés à devenir partie intégrante et définitive de l'ouvrage. Ici, la maîtrise technique, comme dans le processus du monotype, jamais entièrement contrôlable dans ses effets, laisse libre cours à une part de hasard, accepté comme tel dans sa force expressive. L'accident, alors, se fait nécessité.



      De plus les surfaces collées ne correspondent pas toujours exactement aux "pages" du livre. D'où d'inattendues lignes de rupture ou de passage,  parfois en accord, parfois en contradiction avec la présence des plis du livre. Césures jointes ou disjointes, plus ou moins décalées,  qui font alors consonance ou dissonance, mais non disharmonie.

        La lecture se décline selon les inclinaisons des pages. Lecture anticlynale ou synclinale, par monts et par vaux, dans le tellurisme du papier. D'un pli à l'autre, le monde bascule, envers/endroit, recto/verso, avers/revers, adret/ubac, ombre/lumière... La géométrie à angles droits de l'originel pliage est constamment déjouée par  l'oblique ou la courbe, dans le dynamisme graphique ou tachiste. Autrement dit, quelque chose jaillit, se brise ou s'altère , grâce à l'avènement de la choré-graphie, de cette danse des signes défiant l'orthogonale rigueur des plis. Il y a quelque chose de subversif dans ce qui vient s'échouer au bord du pli, au bord du vide. Au fur et à mesure où la lecture s'éploie, ce qui était jusqu'alors  caché se révèle, apparaît pour disparaître à nouveau, se dérober. Ce qui se perd se gagne, et vice versa, et ainsi de suite de crête en creux...  Le pli pourrait être une clôture, une  ligne de fermeture. Or, il ouvre sur une autre page. Chaque fois il y a suspens, puis saut dans l'inconnu. Chaque fois il y a  déport ( départ?), ou report (retour?).  La progression se fait par transgression. Le passage se fait  par syncopes. Ecarts et ruptures. Continuité dans la discontinuité. La lecture serait comme  l'incessante construction-déconstruction d'une vision qui tantôt se condense, tantôt se dilate, ou se resserre, se ramifie, s'étend, se rétracte ou s'amplifie...

         Dans le corps du papier: la musique du corps,  respiration,  pulsation,  rythme. La mouvance interne, en énergie déferlante ou subtile. Murmure ou  cri, selon les vagues soulevées  par le travail gestuel ou tachiste.  Traces visibles d'un vocable absent, d'une voix tue dont ne s'imprimerait, dans la tessiture du papier, que le souffle, l'haleine vive, dans ses inspir expirs.                                                                                                                     
                                               
                                             "Commence et s'achève notre interrogation passionnée d'un
                                               absolu - le livre - qui n'est, en définitive, outre-temps, que
                                               le fond blanc sur lequel, dès le jour, dansent les ombres de
                                               nos vocables dénombrés".
                                                           Edmond Jabès. Le Livre des Marges.                             


          Christian Hadengue dit lui-même, en quelque sorte, "peindre en aveugle", sans souci de représentation figurante. Pour impulser le geste, le seul appel est à l'énergie intérieure. Le flux du Tao est là, et l'union homme/nature, si chers aux civilisations extrême-orientales, dont cette oeuvre s'est imprégnée à la source. Etats du monde et états d'âme ne font qu'un dans ces enchevêtrements de forces vitales, lignes cosmiques ou courants sismographiques. Les montagnes, les nuages, le vent et les torrents semblent être là, dans une presque présence, affleurante, allusive. L'air y féconde la terre. L'eau, le sang, la sève et l'encre sont une seule et même substance dans la fluidité dont le papier s'est nourri, enivré, dans ses vaisseaux, ses veines, ses artères, dans l'opacité de sa chair profonde, comme dans la transparence de son épiderme. Ce qui s'est imprimé dans la porosité du papier, c'est la tension essentielle, qui anime toute matière, tout être, et lui insufffle vie.


        Indissociables,  la ligne et l'étendue, dans ce réseau de racines ou de nuées. En constellations de gris, de noirs et de blancs, avec, parfois, des émergences de couleurs aux éclats sourds ou violents, le trait enfante la tache ou l'incise, la tache absorbe le trait ou l'exacerbe. Dans ce réseau de densités différentes, des volatiles blancheurs de neige aux profondes noirceurs de charbon, en passant par des inflexions de gris plus ou moins graves, en envols, cascades, explosions et giclures, rien n'est jamais figé, statique, immobile.




                                                    "Partout les anarchiques états
                                                     -  ... de chant?
                                                        ... de chair?
                                                        ... de nerfs?
                                                        ... d'encre? -
                                                      d'un seul corps.(...)
                                                                        
                                                     (... Un texte-âme.
                                                      L'univers s'écrit dans le corps.) (...)

                                                     (car ton corps est dans ta plume)"
                                                     Edmond Jabès. Le Livre des Marges



      Tel un organisme vivant, le corps du livre se livre et se délivre en ses multiples métamorphoses. "Origasmique", dit à ce sujet Christian Hadengue , mot-valise qui lui-même se plie et se déplie... Car chacun de ses livres est plus un sujet qu'un objet. Il existe et réagit en fonction de qui et de ce qui l'entoure. Le livre s'éveille en se déployant à la lumière, et entre en sommeil en se repliant sur sa nuit.  Chaque matin c'est une nouvelle histoire qui se joue, un parcours qui s'invente, inédit, à chaque fois, où la mémoire de ce qui fut, et l'imaginaire de ce qui n'est pas encore, se conjuguent à l'infini. Il y a toujours une part secrète, non révélée, cependant présente dans la semi-obscurité des pages encore repliées sur elles-mêmes. Mystère de l'entr'ouvert, multipliant les potentialités du regard oblique ou tangentiel. Jamais le livre ne peut être possédé dans son intégralité, en une seule vision. La lecture est un cheminement, avec, toujours, un en deçà et un au delà, un amont et un aval, un avant et un après... Il ne faut pas penser que chaque page n'existe que pour elle-même. Tout est en écho, en correspondance.

         Mais comment nommer vraiment  de façon juste l'intervalle qui s'étend entre chaque pliure: une page (sans marge), une étendue  (sans bords), une plage (sans rive)?  Entre chaque pli: une île, un archipel, à la fois unique, séparé, mais relié au tout.

           A la terre, à la mer, au vide.

           Au grand livre de l'univers.

                                                                                                            
                                                                                                                 Alice Baxter
                                                                                                             le 20 janvier 2012.