Sur des tableaux précis

______________________________________________________________________________________

Texte paru dans la revue "Mot de Passe" n°3.  4ème trimestre1981.


Venus endormie

Par Giorgione



La femme nue, yeux clos, lèvres closes, couchée dans et contre le paysage peint, dort -- mais dort-elle ? dort-elle vraiment ?—tournée vers l’extérieur du tableau, vers celui qui la regarde et qu’elle ne voit pas. Chaque ligne des vallons en écho aux courbes du corps, l’herbe au velours plus doux que le tissu du coussin, le paysage est sa litière. La nature et la femme, enlisées dans le sommeil, s’appellent et se répondent. Le corps solitaire et le paysage désert sont abandonnés au repos dans la même respiration.

Dans le corps de la femme, légèrement circonscrit d’un cerne flou, peu d’ombres. Quelques traces grisées, ocrées, y creusent ou gonflent le sillage des courbes. Les bruns enténèbrements du paysage font de celui-ci un immense corps dénudé, à l’heure de la sieste. Espace couché lui aussi dans le déploiement de ses étendues désertiques, dont la répétition des émergences
arrondies, velléités de soulèvements, ne fait qu’accuser la féminité. Très peu d’angles en effet, hormis quelques pliures brisant le tissu, hormis les constructions villageoises, et le bleu transparent de l’inaccessible falaise aux arrêtes lointaines devinées vives. L’oblicité des courbes dans le tableau ne fait que renforcer, tout en la dépassant, la plane perspective, à peine fragmentée, de l’ensemble. Horizontalité formelle à laquelle répond l’horizontalité de la polychromie, entre les pôles uniques du rouge et du bleu.

L’exhalaison brumeuse de la terre baigne la contrée d’une douceur intime, secrète, opposée à la moiteur énigmatique du corps alangui. L’ambivalence du paysage, représentation d’un espace réel, mental ou métaphorique, en perpétue le mystère. L’irisation sensuelle de la matière picturale ne sépare pas corps et paysage, ces deux espaces étrangement synchrones, lieux de déambulation crépusculaire où le regard voyage. Aucune dramatisation dans l’éclairement. Aucune mise en scène du détail. Giorgione a peint la fausse transparence de l’air comme l’effacement de notre acuité visuelle, comme le trouble même de notre regard dans le tableau.

La lumière divergente, sans origine, sans incidence, sourd de toutes parts multiplement divisée et cependant une , égale à elle-même, dans l’intensité dorée, diffuse, voilée. Une invisible bruine filtre et disperse l’éclat, en réverbérations incertaines dont la source est à la fois partout et nulle part. Le ciel, le corps, et le chemin ardent semblent autant de pôles de réflexion ou d’émergence sans jamais révéler la source ou le trajet lumineux. Lequel, du front ou du nuage, se reflète dans l’autre ?

De la nue : exalte plus d’éclat, retenu cependant, prisonnier des limites du corps fermé sur lui-même, hermétiquement clos dans son propre rayonnement.

Du chemin, méandre vectoriel possible : lueur transitoire, vacillante.

De la nuée : immense paupière verticale tendue à l’horizon, comme un éclat issu du corps féminin, et le doublant. Corps partiel, dissous, sublimé, étale à l’infini. Vapeur, déchirure, lambeau de lumière cassée, assourdie. La même densité de lumière se répand à peine modulée dans chaque grain de matière, la même opacité dans la clarté, la même étanchéité de lumière en retour sur elle-même, dans la porcelaine brumeuse de l’épiderme féminin, ainsi que dans l’expansion nébuleuse, fermant le paysage d’un sceau vertical inachevé. L’étendue nuageuse de la femme s’altère dans le corps du ciel, sans mesure et sans limite.

Partout présent de part et d’autre, l’incendie monte à fleur de pigment : dans les accidents de la terre et du ciel, dans l’auréole du corps féminin, dans la cour cachée du village, et dans le troublant mordoré de son chemin creux. De la flamme invisible ne persiste en surface qu’un halo, faisant dévier vers le brun certains sombres verts. Sous le calme apparent, un feu souterrain, latent, éclaire de son tremblement l’ensemble du tableau, baigné d’une enveloppante volupté lumineuse.

Est-ce là l’origine de la prégnante atmosphère mystique dont le corps de la femme est le centre vibrant ? Ses paupières fermées ne signifient pas seulement le sommeil. Le geste audacieux de sa main gauche sur son sexe – semblant prolonger ou protéger un plaisir tacite suggéré dans chaque pli du drap – donne à ce regard à jamais caché une tout autre dimension que l’inconscience. Le sourire, à peine esquissé, sur ce visage pleinement serein, laisse penser que la femme est plongée dans une jouissance profonde, spirituellement ancrée dans le corps ne trouvant son équilibre qu’en lui-même et lui seul. Rien de narcissique cependant dans ce corps ravi à lui-même, en état de suspension, de lévitation contemplative. Métaphysique ambiguë éclairant peut-être différemment le rapport en abîme entre la nue et la nuée, (se) renvoyant constamment l’une à l’autre. Ainsi s’affirme dans cette peinture l’immense puissance extatique de la femme présente à elle-même dans l’absence de l’ « Autre » divin, jamais là et cependant toujours là, dont l’immanence insaisissable dans l’étreinte imposible inspire au corps son rayonnement.

Au centre du tableau, un tronc coupé, à la section d’ocre ardent : l’élan vers le haut fut tranché par la hache ou la lame – Trace d’une capture, d’un vol ou d’un refus ? De la tension initiale, subsiste seulement l’image d’une rupture. Césure ou censure… Ellipse… Blessure de la verticalité ou verticalité interdite… Mais en tous cas violence éteinte, sourde, lointaine, amortie, ou démentie par les ors cames du bocage. Plus bas, en deçà de la souche, au premier plan, le sexe de la femme. Plus loin, au-delà : le bleu horizontal d’où s’élève la nuée.

Le choix des couleurs dont est peint le paysage se résume essentiellement aux teintes et ombres du corps humain, hormis le bleu des lointains qui pourrait être celui de l’iris caché. Géométrie bleue, qui fait encore partie du paysage même, et qui pourtant en tant que telle, n’y est déjà plus, figurant un ailleurs entre rêve et réalité, un seuil intransgressible entre terre et ciel. Passage initiatique, limite impossible. Bleu d’absolu implicitement lié au corps de la femme présente absente. Le sens de ce bleu et de ce tableau serait-il à jamais enseveli dans le regard de la femme, à jamais dérobé à celui qui la regarde ?

Pour en revenir à la femme, le titre du tableau la nomme « Vénus ». Amour, beauté, luxure… Indécente ou chaste, offerte, refusée. Si le tableau propose toutes ces visions de la femme, il n’en impose aucune. Platonique ou sensuelle, proche et lointaine à la fois. Du plaisir en Dieu, en l’homme ou en soi-même, quel en est le primat ? Cette peinture du trouble et de l’incertain est aussi celle de l’antinomie et du paradoxe. La spatialité voile et dévoile en même temps une intériorité close ouverte à l’étendue. La vaste vue panoramique ne trahit en rien le secret de la contemplation. La volupté en appelle aux sens autant qu’à l’esprit. Le vertige n’y est pas celui de la chute en profondeur verticale, vers celui d’une horizontalité répétitive perpétuée en abîme, comme notre regard dans le tableau.


                                                                                                               Alice Baxter
                                                                                                                Avril 1980

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire