Sur différents artistes.Textes d'Alice Baxter parus.



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Texte paru dans la revue "Le Frisson Esthétique" n°4 "Dans le train". Printemps 2007.



                                              
                          Le bonheur serait dans le pré…

                           Avec les vaches de Dubuffet




Les vaches regardent passer les trains, dit-on. Mais… les trains regardent-ils paître les vaches ?

Souvent bercé par l’incessant défilé du paysage dans le rectangle des fenêtres, le voyageur se laisse facilement ravir dans une demi –somnolence. Alors, dans la secrète alchimie du songe éveillé, tout peut arriver…


Quiconque a croisé un jour les vaches de Dubuffet en est à jamais habité. Et si, lors d’un voyage en train, le regard du bienheureux rêveur incidemment se pose à travers les vitres sur l’indolent bovin, soudain le miracle a lieu, ou le mirage. Surgit alors devant lui l’image d’une de ces « vaches qui ne sont pas les vaches de tout le monde. Ce ne sont pas des vaches, mais des vachissimes, avec des pieds en fourchette. Mieux : des minauderies et des grâces printanières », dont l’œil « pourtant triste et beau, (est) pareil à celui des déesses ».*



La plupart du temps solitaires, dessinées ou peintes une à une, rarement en troupeau. Non ! Ce ne sont pas des vaches de Panurge. Loin s’en faut. Chacune d’entre elles s’affirme et se pose, satisfaite d’être ainsi, visiblement heureuse et bien dans sa peau de vache. « La Belle Fessue », « la Belle Encornée », « la Belle Muflée », « la Belle Tétonnée », « la Belle Allègre », « la Belle Queutée ». Car « Belle » est chacune d’entre elles, digne d’être admirée dans son identité singulière, et de figurer comme exemplaire unique dans cette insolite galerie de portraits, après la série des « Corps de Dames », auxquelles elles ne font pas déshonneur.






Dubuffet rend hommage à ces drôles de dames animales, aux contours improbables, tordues, bancales, comme chiffonnées, le corps déformé, balafré, biffuré, taché, gribouillé de larges coups de pinceau. D’aucuns pourraient penser que ce sont des erreurs, des brouillons de vaches, de ces essais ratés voués à la poubelle. Il n’en est rien. Chacune d’entre elles s’épanouit avec superbe dans l’espace du tableau, assumant sa silhouette ingrate, souvent cabossée comme de la tôle travaillée au marteau. Certaines, plantureuses à souhait, sublimement saturées de leur être de vache, le pis désinvolte et généreux, envahissent pleinement l’espace qui leur est dévolu, prêtes à le faire éclater. Vaches fatales. D’autres, plutôt malingres, les cornes et oreilles déployées comme des ailes, prêtes, sinon à s’envoler, du moins à décoller de la réalité, prennent des allures d’elfes ou de sylphides. Vaches de contes de fée ou de légende, vaches de rêve, sous le regard émerveillé du spectateur, qu’il soit ou non voyageur de train… Vaches importées d’on ne sait quel imaginaire délirant. A qui en imputer la faute, ou la grâce ? Dubuffet peut bien être fier de son cheptel hors du commun, presque hors-sujet, en tout cas hors-concours.



Et comment oublier leur regard, si présent, si intense –souvent pourtant juste un point cerné de noir- désarmant de modestie, déconcertant de naïveté, les yeux écarquillés, l’air un peu ahuri, un peu surpris.



Mais étrangement, indubitablement, imperturbablement plates ! On ne perçoit aucun volume. C’est ainsi, et il ne pourrait en être autrement. Car Dubuffet l’a toujours voulu, que « la surface reste apparemment plate… Les objets représentés y seront transportés en galettes, aplatis au fer à repasser ». Voilà donc ses surfaces de vaches bien « repassées »… Leur corps, aussi plan que l’espace environnant, est aussi peint de la même manière, avec la même densité, la même pâte, la même texture, la même touche, les mêmes griffures. Comme si le pelage et l’herbage n’étaient qu’une seule et même réalité, de même nature, de même appartenance. Seule la couleur change. On se promène à l’intérieur de ce corps comme à l’extérieur, dans le pré. C’est le même champ pictural. Comme si le pré n’ était qu’un attribut ou une extension de chacune de ces vaches. Ainsi peut-on lire certains titres de tableaux, « Vache au pré vert, ou « Vache au pré noir », comme on lit « Vache au genou rouge », ou « Vache au nez subtil ».





Créatures pour le moins saugrenues, cocasses, incongrues, drolatiques, mais jamais ridicules. Ni caricatures, ni objets de dérision. Et si grotesques puissent-elles paraître parfois à certains regards, enfin libres sont elles, contre toute entrave, libérées des codes de représentation traditionnelle auxquels elles semblent faire un joyeux pied de nez, avec un clin d’œil aux spectateurs stupéfiés d’une telle audace. Quelle impudence, quelle imprudence d’être aussi mal fagotées, aussi mal peintes, aussi irrésolues dans leur formel destin de vaches. Mais quelle délicieuse imposture, quelle merveilleuse insolence, quelle providence dans ce monde trop souvent si grave et si sérieux ! Et quelle santé ! Quelle poésie ! Vaches imprévues, imprévisibles, comme improvisées. Impossibles, incorrigibles, effrontées, et ô combien rebelles. Elles n’ont pas besoin de se faire pardonner, n’ont pas à s’excuser d’être ainsi, rétives à tout emprisonnement dans une façon de voir, loin de la bienséance et des idées reçues. Quelles diablesses, lutines, mutines, dans une infiniment salutaire et rédemptrice révolte. Démarche iconoclaste, certes, mais ô combien décapante et tonifiante, que celle de Dubuffet peignant ainsi, indifférent aux sarcasmes et aux quolibets.



Ce sont des vaches atteintes de paroxysme, étrange maladie, excès d’humour, d’intensité et de drôlerie. Mais maladie salvatrice, que l’on aimerait contagieuse.



Pour les voir ainsi, telles que le peintre les propose, encore faut-il un regard neuf, un regard nu, innocent, lui-même débarrassé de tout a priori. Peut-être peut-on saisir l’occasion d’un de ces interminables voyages pour délester le regard de tous ses inutiles et encombrants bagages, afin de trouver ou retrouver , au bout du chemin, avec la force de l’enfance, intacte, sa puissance d’émerveillement…

                                                                                                                          Alice Baxter

* Alexandre Vialatte, 1901-1971, romancier et chroniqueur français.

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