Sur écrivains, cinéastes... Textes d'Alice baxter parus.


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Texte paru dans la revue "Jungle" n°7  "L'Identité". 1984.



MOVEMENTS' MOVIES / WIM WENDERS

"La vie pénètre par les trous de la pellicule"



Le journal intime serait-il un palimpseste? Un manuscrit dont on aurait effacé ou gratté le texte originel, pour écrire un autre texte où un autre JE s'affirme, s'altère ou disparaît par intermittence, dans un jeu de cache-cache plus ou moins conscient?

La question peut se poser aujourd'hui à propos de formes lointaines non déclarées de journal intime, où des fragments de biographies servent de tremplin à la réflexion - du personnel à l'impersonnel ce qui se reflète, ce qui se réfléchit: image, représentation, simulacre, apparences, en traversée ou dérivée, avec, toujours, quelque chose qui se perd et quelque chose qui se gagne, quelque chose qui s'oublie et quelque chose qui s'invente...

Le passage de la comète-vie laisse des traces sur le ciel de la page ou de la pellicule. Quel je, partiel ou pluriel, témoin de l'errance du moi, y imprime son identité fluctuante? du cinéma de Wenders en ces films- variations: une même problématique interroge cette aléatoire synchronie entre l'art et la vie.


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NICKS' MOVIE, ou le film de la mort en direct, affronte, en transgressant une forme d'interdit moral, un des plus grands tabous du monde occidental: "vivre" sa propre mort en même temps que la "jouer". Autrement dit, mourir, et se (laisser) voir mourir, toutes frontières abolies entre la vie et sa représentation.

N'est-ce pas, d'une certaine façon, atteindre le seuil limite de l'expérience étudiée par Diderot dans le Paradoxe sur le Comédien... Nicholas Ray décide lui-même de ce seuil: "coupez", dernier mot de vie, à l'écran, du cinéaste, mais aussi de l'acteur et de l'homme. Trois en un, pour une unique réalité, dans ce film où la mort en acte EST la mort en image.

Le seul véritable acteur est ici la maladie, un acteur qu'on ne dirige pas, dont on ne maîtrise pas les effets, qui se met en scène lui-même dans son destin en abîme. Mais ce qui se déroule soit dans la vie soit sur la pellicule ne se perçoit pas avec le même regard. Dans un jeu de construction spatiale complexe, les espaces de représentation se superposent et s'encastrent les uns dans les autres, restant cependant tous visibles en même temps. Pour le spectateur, la maladie ne semble prendre sa véritable dimension "objective" qu'à travers l'objectif de la seconde caméra (vidéo) tournant un autre film - le même - à l'intérieur du premier... Comme si la seconde pellicule soulevait en noir et blanc les voiles d'une certaine illusion en couleurs dont la première pellicule se laissait encore impressionner.
Une seule réalité, unique et indivisible, un "état des choses", a donné lieu à deux approches différentes, l'une fictive, l'autre documentaire. Or, les écrans successifs n'ont ni voilé, ni dévoilé la maladie, ni réalisé, ni déréalisé la matière première de l'Histoire. En fait, c'est le spectateur qui se dépouille et dénude sa vision. L'acteur-auteur-témoin, Wim Wenders lui-même, affirme dans le film ne voir la "vérité" de la maladie qu'à travers la caméra. Plus l'image se distancie, plus la réalité crève l'écran.


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NICK' MOVIE est-il un film-constat aux allures de vision? L'ETAT DES CHOSES, un film de fiction aux allures de constat? Dans le premier, une fiction sauvage et fragmentaire ébauche des brèches dans une réalité initiale brute. Dans le second, l'inverse: un vécu multiple s'inscrit en bribes à l'intérieur d'une fiction originelle enveloppante. Mais la frontière axiale de cette symétrie renversée reste si mouvante et fragile que l'incertain et l'accident, aventureuses contraintes, à la fois menaces et lignes de force, tout en exposant le film aux risques du hasard, l'affranchissent de toute pesanteur et de tout système.


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L'ETAT DES CHOSES se joue de l'histoire et de l'illusion à plusieurs niveaux. Ce film événementiel raconte une histoire, si éclatée soit-elle, structurée selon une certaine logique linéaire, spatiale et temporelle. Cependant, les termes du grand cinéma classique, qui sont là au départ, glissent peu à peu hors des ornières, pour se trouver insensiblement mais irrémédiablement déviés de leur traditionnelle fonction. Si Wenders accepte le code, il semble que ce soit pour mieux le pervertir de l'intérieur, en implosions dérapantes.

L'histoire commencée soudain s'arrête en cours, ouvrant une béance sur ce qui pourrait être l'imprévisible et le chaos du vécu. Ce qui se passe au creux même de la suspension de l'histoire: une simultanéité de dérives individuelles, tournant sur elles-mêmes et le plus souvent à vide, une série de petits coups de sonde, de forages dans un vécu nombreux et différent, celui des acteurs hors tournage. Or, à aucun moment il ne faut oublier que, quand les acteurs de Friedrich, le metteur en scène mis en scène par Wenders, ne sont plus provisoirement ses acteurs à lui, ils restent cependant toujours les acteurs de Wenders, qui leur fait - ou les laisse - jouer un certain "rôle", et les maintient constamment en représentation. N'est-ce pas, là encore, une façon d'aborder, sous un nouvel angle, le Paradoxe sur le Comédien?

C'est une histoire abîmée, une histoire trouée, avec, à l'intérieur de chacun des trous, d'autres histoires. Le tout construit de façon moléculaire, avec un noyau central, Friedrich, et un noyau longtemps absent, Gordon, le centre décentré, pouvoir occulte ou pouvoir gris, avec des orbites, des atomes sur ses orbites, une circulation ou une paralysie d'énergie, attraction et répulsion, et un Vide, un vide sans mesures, un vide sans limites. "La vie pénètre par les trous de la pellicule", comme la branche de genévrier brise, dans l'inconscient de la nuit, la vitre-écran-miroir de la chambre anonyme où dort et rêve Friedrich. Subtil jeu d'échos, d'entrelacs et de ricochets entre l'imaginaire et le réel, le souvenir et la chimère, dont Proust décelait déjà le souterrain réseau." Il est impossible de filmer la réalité pour elle-même": le cinéma-vérité n'existe pas. Sans didactisme ni théorie, par des images qui sont elles-mêmes une réflexion sur l'image, par une fiction elle-même réflexion sur la fiction, ce film-constellation est aussi lui-même une réflexion, non seulement sur les possibles du cinéma, mais aussi sur l'énigmatique rapport de toute création au réel.

Le nomadisme visionnaire de Wenders s'accompagne de toutes les errances et, parmi elles, la marche, essentielle dans ses films comme dans sa vie, tel un récent voyage de Salzbourg à Venise. Ce cheminement solitaire, silencieuse provocation à l'immense machinerie technologique du vingtième siècle, a quelque chose d'un symbolique retour aux sources. Trajet initiatique, peut-être. Se mesurer à ses seules forces, n'est ce pas, pour l'homme, affronter le premier danger de vivre, inhérent à la l'être dans sa précarité existentielle? Le corps et l'esprit ambulants, retrouver sa vraie puissance, donc sa fragilité?... L'ETAT DES CHOSES propose une vision panoramique de vastes espaces déshabités, terrifiants vestiges du monde moderne, d'une civilisation érodée à peine née, ancienne démesure de l'homme, aujourd'hui le signe de sa ruine. Ces lieux, qui sont l'image d'une désertion de l'homme par l'homme... Utopie défaite...

"Faire du cinéma, c'est un suicide". En leur temps on désigna aussi les "Nymphéas" comme un suicide pictural. Le sourire de Bauchau-Friedrich-Wenders, inondant toute la fin du film d'une tendresse victorieuse rayonnante, désarmante, impose un défi serein à une situation montrée sans issue. Dans le désespoir d'écrire, Cioran construisait son écriture la plus ardente. La caméra du metteur en scène continuant à filmer en spirale éperdue les lieux de la mort symbolique ou réelle témoigne, au-delà de tout romantisme, de l'extraordinaire vitalité de ce cinéma-là.

"J'ai déjà fait dix films, et, depuis le premier, je raconte la même histoire"... Chaque film se déroulerait-t-il comme la bande de Moebius, dont l'envers est aussi l'endroit, en une seule et même face, art et vie confondus? Diaprures et moires, percées et déchirures, tantôt en négatif, tantôt en positif, sur le ruban des empreintes. Le devenir pelliculaire, jouant sur "l'impression" et la "révélation" d'un plus ou moins vrai/plus ou moins faux, suit un parcours en éternel retour sur lui-même, à l'image de l'infini...


                                                                                                                            Alice Baxter




( LES CITATIONS EXTRAITES DE L'ETAT DES CHOSES, PRONONCEES PAR FRIEDRICH, SONT FAITES DE MEMOIRE. )

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