dimanche 20 novembre 2011

Zoran Music



                                                                              
Autoportrait.1988.
Huile sur toile
                                                                                        
ZORAN MUSIC


Quand tout, ou presque tout, a disparu...


   "L'homme  n'est qu'une fleur de l'air,
  tenue par l'air,maudite par les astres,
  respirée  par  la  mort;  le  souffle  et
  l'ombre de cette coallition, certaines
  fois, le surélèvent."
                                    René Char (1)
                                                         





  Il y a toujours présence du crépuscule, du seuil, du passage, dans ces êtres à fleur d'évanescence.
  Il y a toujours quelque chose de l'effacement.
  
  Et pourtant, plus la forme tend à disparaître, plus elle s'intensifie dans son apparaître. Plus elle s'épure, plus elle s'impose dans une inévitable prégnance. Plus elle semble s'amenuiser, plus semble s'y dévoiler quelque chose de fondamental, qu'une étrange persistance rétinienne, bien longtemps aprés avoir fermé les yeux, réactive sans cesse dans le regard intérieur. L'apparente fragilité de l'oeuvre serait-elle une métaphore de la réelle fragilité de l'être? Rien ne se cristallise, rien ne se fixe sur la toile, sinon le déni de toute "vérité", comme si toutes les affirmations s'étaient effritées les unes après les autres, pour ne laisser en surface que quelques remous. Sans tempête, bien qu'une brise légère fasse encore un peu palpiter les formes. L'apparente incertitude du trait ne délimite rien, sinon l'essentielle incertitude de l'homme.
Ce presque rien, qui s'obstine encore sur la toile, serait-ce la trace ultime avant l'effacement dernier, ou bien la trame indélébile de l'éphémère? L'ombre laissée sur un mur par le mouvement de la vie n'est pas plus mince que ces figures humaines saisies dans la toile. Empreintes du vivant.

                                                
                                                                                                      "C'est le peu qui est réellement tout.
                                                                                                       Le peu  occupe une place immense.
                                                                                                       Il nous accepte indisponible".
                                                                                                                René Char (2)



Zoran Music en est arrivé dans ses oeuvres récentes à ce point de dépouillement où s'abolissent les frontières entre le presque rien et une certaine idée du tout. Aller vers le presque rien, c'est peut-être aller vers le noyau d'infini, irréfragable et sans limites au centre de tout être. Cela se passe, dans cette peinture, avec une telle évidence, si déroutante de simplicité, qu'on ne la voit pas forcément comme telle, mais, paradoxalement, comme insondable ou hermétique. Et cet excès de simplicité entre en tangence avec l'indicible.

Que cette simplicité dise, ou ait pu dire parfois, en même temps que le tremblement, la souffrance, le cri, la limite du supportable, comment en nier l'évidence? Mais que cette évidence ressemble à une excuse, que ce constat d'inhumaine cruauté et d'inhumaine douleur ait le charme désarmant d'un fatalisme de si peu de poids, sans aucune révolte, sans aucune violence, que la grandeur du désespoir possède la grâce d'un sourire, comment le comprendre? A ce point d'ahurissement de l'absolue douleur, tout est dit dans une intolérable douceur.

"L'insoutenable légèreté de l'être" (3) peut prendre ici un terrible sens.
Il a fallu des années et des années, un temps non mesurable, pour que l'oeuvre du peintre en arrive à ce point, une sorte de degré zéro de la peinture, là où le temps s'annule, où l'histoire individuelle s'abolit, là où se rejoignent l'être de la naissance et l'être de la mort, là où, démuni, un et nu devant son destin, l'homme cesse de s'interroger. Par expérience. Par sagesse. Par impuissance.

On a parfois l'impression d'une fatigue sublime, d'un épuisement transcendantal dans cet abandon de soi-même, à soi-même et au monde, à travers cet interminable effacement de la mémoire qui, au lieu de gommer, de faire disparaître, au contraire révèle, fait apparaître la trace de cet effacement comme étant le réel lui-même.

                                                                                                             " S'il n'existait pas de noirceur,
                                                                                                           la blancheur n'apparaîtrait pas".
                                                                                                            Jacob Boehme (4)

Sinon, comment voir ces crêtes d'écume où la béance du néant s'ouvre en pointillé, cette stridence immobile et silencieuse, à la limite de l'ombre et de l'éclat. Comment voir ces visages pareils à des façades aveugles, aveuglés de blancheur chaotique. Comment voir ces figures insaisissables, à la fois maquillées et défaites, masquées et dévoilées par le blanc qui troue et tache, focalise et disperse, qui fossilise et spatialise le temps, le rétracte et le dilate sans fin. Car visages, peut-être, ces débris de lumière, mais aussi nébuleuses. Moléculaire et stellaire, ce poudroiement. Le blanc, qui aurait
pu arrêter le regard, le propulse dans l'espace. Loin, très loin. Au-delà, toujours au-delà. Dans l'intimité de l'infini. Le blanc, lieu de l'énigme, trace de ce qui s'inachève, trace de ce qui s'infinise. "Dans cette pellicule d'une minceur effrayante où se produit la vie", aurait dit René Char (5). Au-delà de la seule présence d'un corps sur la toile. Car fond et personnage sont un seul et même corps, un seul et même espace. L'épaisseur et la transparence de l'air sont l'épaisseur et la transparence de l'être. Ce qui rayonne, quand tout, ou presque tout, a disparu.

                                                                                            "Dans l'écriture blanche, la problématique
                                                                                              humaine  est  découverte  et  livrée   sans
                                                                                              couleur".
                                                                                                           Roland Barthes (6)

Il Viandante (le vagabond)
1994. Fusain sur toile. (détail)
Comme la cendre d'espace, ce charbon noir et friable, cette poussière d'air, dont semble fait le manteau de l'errant, "il viandante", semblable au manteau de vide et de nuit des derviches tourneurs. Noire vacance déambulatoire de l'homme qui s'est détaché de tout, de la peinture qui s'est délestée de tout. Long est le chemin pour passer de l'autre côté, réaliser d'abord la conscience de la vacuité, puis, un jour peut-être, là où les pistes se brouillent dans l'étendue désertique, la vacuité de la conscience. L'homme avance, inscrit dans l'infini. Ses mains, griffures de néant. Ses yeux, deux trous noirs. Pour seul vêtement, une pluie de suie. Dans d'autres temps, dans d'autres tableaux, il est assis, l'anachorète, dans la même absence au monde, dans le même halo de vide, dans la même lumière sans origine. Maintenant, il s'est levé. Depuis longtemps il marche, depuis un temps sans mesure, depuis la nuit des temps. Et chaque pas le dépossède un peu plus. Abstrait de tout. En exil de tout. Il traverse la toile, il traverse l'espace, surgit dans une fulgurance floue, de face ou presque, blême dans l'ombre, cet étranger vêtu de noir... Fantômatique reflet de soi. Issu d'un instant hors norme, venant on ne sait d'où, allant on ne sait où. Vagabond de l'âme, homme libre ou ange déchu, dont la seule certitude est celle du cheminement. Dérive existentielle ou métaphysique, qui peut le dire? Seul l'instant du passage est là, devant soi, sur ce miroir sans tain où se noie le regard dans le regard de l'errant, halluciné par le vertige de ses propres profondeurs, ébloui par sa propre nuit.

Lent et long parcours que celui de cette peinture singulière, solitaire infiniment, solitairement infinie. A l'image de l'errant, Music a laissé faire à son oeuvre son propre chemin, lui a laissé le temps de se faire et de se défaire. Dans les visions mêmes des camps de concentration, l'oeuvre n'exprime ni résistance ni soumission, elle se donne plutôt comme une sorte de constat, comme un état des choses. L'insoutenable fut soutenu. L'insupportable fut supporté. Au prix de quelle souffrance, le peintre n'a pas à le dire ou se refuse à le faire. Il n'a pas fermé les yeux, au contraire. Mais le regard de l'homme et le regard du peintre n'ont pas perçu la même chose. L'étrange beauté de ces morts, de ces montagnes de corps a quelque chose de cosmique, de séparé de l'homme, quelque chose d'un paysage. Ce n'est plus une vision d'horreur, mais une vision pure, nue, comme détachée de toute histoire. Dans la peinture de Music, les racines, les collines, le Zattere, et ces corps sont dans une étrange analogie.
Déjà, qu'il s'agisse de lui, de l'autre, de tout un chacun, de l'anachorète ou de l'errant, de l'homme assis ou debout, de l'homme qui pense ou qui passe, les mains, toujours, sont là, vaguement raturées, démesurées, anguleuses, informes. A peine esquissées, mais obsédantes, ces mains, récurrentes. Racines de l'être.

Dans les portraits de sa femme, voici deux ou trois choses que je sais d'elle, semble murmurer le tableau: l'inflexion du cou, la lumière de la peau, l'aura de la chevelure, presque rien, un frisson, une haleine, une onde, ce qui fait frémir l'air autour d'une personne. Comme dans tous ces visages altérés, craquelés, délavés, parfois, souvent, à la limite de la visibilité. Avec, chaque fois réitérée, l'impression qu'il suffirait d'un souffle pour que tout s'évanouisse, ou d'un simple geste de la main, devant les yeux. Malgré cela, l'homme, dans son inaltérable nudité, présent, toujours, dans ce qu'il a d'intemporel, d'incertain, de fragile, toujours en instance d'absence.

Le peintre semble avoir choisi la plus grande pauvreté de moyens pour dire la plus grande richesse de l'homme, l'être-là, la présence au monde. L'homme dans ce qu'il a d'indéfini, d'illimité. L'insaisissable ne peut que se frôler, l'innommable peut à peine se murmurer, l'indicible s'effleurer. Dans cet affleurement, un parfum d'absolu. Dans ce presque rien, la plus haute tonalité de l'être.

                                                                                                             Alice Baxter
                                                                                                     Le 16 septembre 1995


1- les Matinaux
2- "Volets tirés fendus", Vers Aphoristiques
3- Milan Kundera
4- Mysterium Magnum
5- La Nuit Talismanique
6- Le Degré Zéro de l'Ecriture


Diptyque. 1990. (détail)
Huile sur toile
Diptyque.1990. (détail)
Huile sur toile


Façade à Venise. 1983
Huile sur toile