TABOU
Ou les perspectives déformantes du
temps...*
dans le film de Miguel Gomes
dans le film de Miguel Gomes
Lire
un livre, écouter de la musique, contempler un tableau, autant
de portes ouvertes sur la découverte de mondes jusqu'alors
inconnus de nous. Le film "TABOU", de Miguel Gomes, fait
partie de ces oeuvres rares dont l'intemporelle puissance poétique
rejoint le mystère des tragédies antiques, et qui
poursuivent leur cheminement créateur dans le regard du
spectateur , bien après qu'il ait quitté la salle de
projection. On ne sort pas du film après avoir quitté la
salle...
Bien
que localisées et datées avec une précision
géographique et historique presque documentaire, "Paradis
Perdu" dans le Portugal contemporain (années 2010), et
"Paradis" dans l'Afrique coloniale des années 60,
les deux parties de ce film sont en quelque sorte introduites en même
temps que distanciées par une entrée en matière
hors du temps et de l'espace, une sorte de conte légendaire
ou mythique, petit film dans le film, mise en abîme d'un vécu
transformé par l'imaginaire ou l'inconscient collectif.
Histoire
d'amour et de mort, passion interdite au destin tragique, filtrée
par différents prismes, au travers du temps qui passe et
infléchit la perception du vécu. D'où la
structure de ce film, à la fois simple et complexe, non
seulement dans son déroulement non chronologique, mais aussi
l'agencement des différentes strates, juxtaposées,
parfois superposées et imbriquées les unes dans les
autres, mêlant conscient et inconscient, subjectivité et
objectivité, légèreté et gravité,
dérision et fatalité, interdits et transgression,
vérité et mensonge, contrainte et liberté,
réalité et fiction, et probablement bien d'autres
choses encore..., dans leur subtile interpénétration et
interaction.
Totem
et Tabou... énigmatique prégnance de deux éléments
symboliquement opposés, d'une part le mystérieux Mont
Tabou au pied duquel l'histoire se passe, d'autre part l'omniprésence
totémique d'un animal, le crocodile, qui pourrait être à
l'origine de tout, vecteur du noir destin que les deux héros
semblent subir plus que d'en être les acteurs . Allusion, peut-être, à
la psychanalyse, méthode d'investigation des processus
psychiques profonds, en vogue à l'époque dans le monde
occidental... Mais aussi reconnaissance des forces
magiques primitives aux frontières de l'inconnaissable, aux
mains des sorciers et chamans dans le continent africain. Sans
oublier les pouvoirs d'interdiction liés à la morale et
à la religion (ici le catholicisme). Du début à
la fin, le crocodile habite le film de son ambivalence, de son
ambiguïté, intermédiaire entre terre et eau, (mais
que l'on peut voir aussi même dans les nuages...), puissance
chthonienne et initiatrice, aussi sombre que lumineuse, éros et
thanatos mêlés. Pas étonnant qu'il soit la seule
image de l'inquiétante affiche du film, avec sa tête
émergeant des eaux grises et se reflétant en elles, et
ses étranges yeux de tigre à la fente verticale
laissant entrevoir d'insondables abysses.
La
femme, Aurora, superbe diane chasseresse de grandes proies, figure
fascinante de grâce et de puissance, à l'altière
et féline démarche, après avoir reçu de
son mari l'insolite cadeau d'un bébé crocodile, se
laisse emporter par l'irrépressible désir pour un
autre homme, presque à son insu, vers un destin plus fort que
sa propre volonté. A partir de là tout va s'enchaîner, inéluctablement,
jusqu'au crime, jusqu'à la
mort symbolique, puis réelle, d'Aurora.
Cette
histoire, au coeur du film, est déclinée chaque fois
de façon différente selon les inflexions du temps, et
filmée chaque fois de façon différente par
Miguel Gomes. La dernière partie, toujours en noir et blanc,
mais sans paroles, sinon la voix off du vieil homme, narrateur-héros
(voix du cinéaste...), racontant ce passé et lisant les
lettres échangées, sur le défilement des images,
s'imprime profondément dans la sensibilité et la
mémoire pelliculaires du spectateur. Peut-être plus
grâce aux sons qu'aux seules images. Car si les paroles de
cette vie passée sont absentes de l'ultime partie du film, les
sons et bruits en sont toujours là, redoutablement présents,
et imprègnent la bande-son d'une sensualité exarcerbée
débordant sur les images elles-mêmes et leur donnant une intensité particulière. Sans oublier les musiques liées
aux époques et aux régions du monde, musique
traditionnelle africaine, musique pop des années 60 en Europe, après quelques notes augurales, intemporelles, d'un
mélancolique morceau de piano. Indissociables, les perceptions
visuelles et auditives se conjuguent intimement pour recréer
une autre réalité. Où les références
à l'histoire du cinéma sont nombreuses et si bien intégrées qu'elles ne sont pas toujours immédiatement décelables, que ce soit, entre autres, le cinéma muet, Murnau, le cinéma américain,
mais aussi l'évocation directe ou non de certains films,
comme Out of Africa ou India Song.
Indépendamment de cela, et réalisé avec des moyens techniques très simples, Tabou est un film lui-même hors du temps, dont la puissance évocatrice, épique et poétique, est celle des grandes oeuvres créatrices.
Indépendamment de cela, et réalisé avec des moyens techniques très simples, Tabou est un film lui-même hors du temps, dont la puissance évocatrice, épique et poétique, est celle des grandes oeuvres créatrices.
Alice Baxter
*
D'après une expression de Marcel Proust.