samedi 30 juillet 2011

Texte d'Alice sur les expositions de Frédéric Benrath aux musées de Port-Royal et de Brou


Port-Royal des Champs, Magny-les-Hameaux (du 31 mars au 15 août 2011)

Monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse (du 18 juin au 18 septambre 2011)




                                    Frédéric Benrath
                                       Peintures au Monastère

                                         La tentation de l'infini



"Nous avons en nous d'immenses étendues
que nous n'arriverons jamais à talonner;
mais elles sont utiles à l'âpreté de nos
climats, propices à notre éveil comme à
nos perditions".
René Char. Les Matinaux.



Désormais, chaque fois que l'on pénètre dans un monastère, venue du fond de la mémoire, la peinture de Frédéric Benrath peut s'imposer à l'esprit...


Les Monastères de Port-Royal (en Yvelynes) et de Brou (dans l'Ain) exposent cette année l'oeuvre de cet artiste. Etrange hasard de l'histoire si l'on songe à la tentation de vie monastique qui fut sienne très jeune... Parcours exceptionnel, jusqu'à l'"ultimo solitudo" des derniers tableaux. Ecrire sur cette peinture dont le cheminement mène au silence, à l'isolement, à l'austérité, au dépouillement, ne relève-t-il pas du paradoxe, du défi? La cohérence voudrait que les lèvres du regardeur restent closes. Et pourtant Frédéric Benrath aimait beaucoup les mots et l'écriture.

Et pourtant, il faut dire...


Dire l'émotion qui emporte le corps, le coeur et l'esprit -- l'âme? --
à la vision de ces tableaux. Mais peut-on encore parler de "vision"? Ne serait-il pas plus juste de parler de fusion? Serait-il trop fort de parler de sidération? Frédéric Benrath disait lui-même: "ce que je désire face à ce que je produis, c'est non pas qu'on y voie, mais qu'on y soit". Que l'on entre dans l'espace du tableau, et que l'espace du tableau entre en soi, infuse et diffuse sa présence, sa prégnance dans le corps même du regardant. Que l'espace, non seulement vous enveloppe et vous englobe, mais s'infiltre en vous et vous envahisse tout entier. Que la couleur pénètre le corps par tous les pores de la peau. Les grandes figures féminines du mysticisme, si chères à son ami Jean-Noël Vuarnet, éprouvaient dans l'amour de leur Dieu un plaisir bien au-delà de la simple jouissance, aux limites de l'indicible. La "Transverbération de sainte Thérèse" du Bernin en est une image rare. La flèche a enfin atteint son absence de but. AU-DELA... Bien qu'agnostique, Frédéric Benrath parlait lui-même "d'un au-delà de la couleur". Peut-être peut-on aussi parler d'un au-delà du plaisir esthétique devant et dans ces espaces de haute teneur spirituelle. Et qui vous inondent dans un bain de lumière et de couleur, provoquant une forme d'ivresse dans la vision faillie, "une sorte d'euphorie qui suspend l'image", écrivait à ce sujet Vuarnet.


Peut surgir alors l'image ô combien symbolique des terrasses imaginaires, seuils-limites entre le réel et l'au-delà du réel, terrasses d'où l'on peut plonger dans le vide pour y faire le grand saut existentiel: la rencontre avec l'infini, au-delà de la vie et de la mort. La contemplation, la méditation devant ces tableaux serait donc une immersion.

Hélas nous ne possédons pas de mots autres que ceux, humains,trop humains, pour décrire ces espaces aux confins de l'inconnaissable. La référence à la nature est pourtant là, mais transcendée. La mer, le ciel et la montagne sont là. Les éléments aussi, air, terre, eau, feu, mais comme inscrits dans une mémoire immémoriale, inatteignable, presque oubliée. La couleur en est habitée, jaunes solaires, terres des profondeurs, bleus d'abîme, verts lagunaires, rouges de feu...Couleur malaxée, exacerbée, comme un métal chauffé à blanc, pour en obtenir des tonalités inattendues, inespérées. Pour en faire naître une substance autre, issue d'ailleurs, écume d'une inaccessible nuit, venue s'échouer là, sur les toiles, comme sur les plages d'une planète lointaine, parvenues jusqu'à nous à des milliers d'années-lumière, grâce au travail du peintre.

Ces expositions seraient des constellations proposant à nos regards de terriens ces mondes de rêve et d'utopie que nous portons au fond de nous-mêmes sans les voir. Peintures de l'intériorité peut-être, mais non figurée, non figurante. Entrer dans ces espaces serait comme un voyage intersidéral au centre de nous-mêmes.


"La peinture implique tout mon être physique et psychique"... "Je peins en aveugle"... disait encore Frédéric. En quelque sorte, pourrait-il ajouter, mon corps est devenu celui de la peinture, et l'inverse. Le corps du regardant lui-même est devenu celui de la peinture, et l'inverse. IL ne voit plus rien, ne comprend plus rien, perd tout repère, devient lui-même couleur et lumière. Dans une sorte d'incessant dynamisme, perpétuelle mouvance des flux moléculaires . Comme une respiration de la matière brassant les espaces. La nue est sous nos pieds, la terre ouvre ses grottes célestes, le ciel ses incandescences volcaniques. Densité et apesanteur ne font plus qu'un. Tout se mêle et s'emmêle dans un vaste corps astral dont le peintre, Icare rebelle mais toujours maître de son destin, s'est approché de plus en plus jusqu'à se confondre avec lui, et dont chaque tableau serait comme un fragment saisi, dans un inachèvement sans cesse recommencé, toujours en devenir, "où l'être cryptique apparaît et continuellement se révèle" peut-être dans ce que Jankelevitch appelle "la diffluence dans la métamorphose".*


Si fil conducteur il y a tout au long de ce parcours pictural, ce pourait être, entre autres, la ligne, et ses avatars multiples . D'abord griffée, raturée en tous sens. Puis courbe, organisée en noeuds d'arabesques complexes que l'on pourrait qualifier de baroques. Puis la ligne se dénoue, progressivement, pendant quelque temps, sous forme d'ellipse double, ou simple, pour se dépouiller encore plus et se délier en plusieurs, puis en une seule ligne horizontale, au début tremblée, puis droite, implacablement droite, comme tracée au cordeau. Ligne de haute tension autour de laquelle se tend l'espace, alors en quelque sorte encore structuré de façon classique. Pour disparaître enfin, dans les derniers tableaux, en tant que trace... Et n'être plus qu'une béance, tangence noire entre deux parties de tableau, aussi insondable, peut-être même plus encore, que les surfaces peintes qu'elle sépare et unit à la fois. Dans un renversement paradoxal, le fil du peintre-funambule ne serait plus qu'un vide autour duquel tout se tient, où tout ce qui ne peut se dire est enclos, ornière de silence et d'oubli.


                                                                "L'intensité est silencieuse. Son image
                                                                  ne l'est pas. (J'aime qui m'éblouit puis
                                                                  accentue l'obscur à l'intérieur de moi.)"
                                                                                        René Char. Les Matinaux.


Désormais, chaque fois que l'on pénètre dans un monastère, venue du fond de la mémoire, la peinture de Frédéric Benrath peut s'imposer à l'esprit...

* "Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien". 1- La manière et l'occasion.
                                                                                                        Alice Baxter
                                                                                                   Mardi 28 juin 2011.


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